II. LA FIN DU MONDE CELTIQUE.
Le sort des Celtes continentaux a été scellé à Alesia. Mais nos éléments d’appréciation sur la portée et les conséquences de cet événement sont des plus variables. La Gaule a-t-elle perdu sa liberté pour gagner en compensation la civilisation qu’elle méritait ? S’est-elle soumise à bout de forces et de sang ou, au contraire, s’est-elle laissée romaniser volontairement ? Ce serait calomnier, assurément, les équités gaulois que de penser qu’ils auraient volontiers accepté de perdre leur liberté en échange du confort de la fortune et des titres. Et si la Gaule s’est laissée romaniser volontairement, c’est qu’elle avait perdu ou qu’on lui avait aussi volé jusqu’à son âme, sort le plus indigne qu’on puisse faire subir à un vaincu. Sans trop lire entre les lignes du De Bello Gallico, ce que nous pouvons supposer de plus probable est que César s’est débarrassé de la majeure partie de la classe militaire gauloise et qu’il a domestiqué le peu qui en restait. Le douloureux dénouement d’Alesia, s’il a marqué l’histoire, est cependant plus une étape qu’un aboutissement et plus une conséquence qu’une cause.
Car c’est au moment où il atteignait sa plus grande extension que le monde celtique commençait sa décadence. Les Grecs n’y sont pour rien, si ce n’est en Galatie, encore que les Galates aient survécu à la conquête des rois de Pergame au IIIe siècle avant notre ère. Sans qu’on sache très bien pourquoi (est-ce à force d’exporter des mercenaires dans toutes les directions ?), l’infériorité militaire de la Gaule est manifeste dès le IIe siècle avant notre ère et, pour protéger son indépendance politique, religieuse et économique, il lui aurait fallu une insularité aussi lointaine que celle de l’Irlande. Les guerres orientales et les troubles qui agitent la république romaine valent aux Celtes un répit de quelques dizaines d’années. Mais Rome est devenue assez puissante pour arrêter net à Verceil les Cimbres et les Teutons et, pendant ce temps, les turbulentes tribus germaniques à la recherche de nouvelles terres affaiblissent la Gaule. César fait le reste et, en six ou sept ans, tout est terminé.
1. LES CAUSES DE LA DÉCADENCE.
Avant et après Camille Jullian les historiens français ont souvent cherché la raison profonde de ce rapide écroulement, tant est grande la nostalgie d’un monde qui n’a pas été : le morcellement territorial était infini, les querelles intestines, les guerres civiles étaient quotidiennes. Et il est des peuples comme les Rèmes qui, pendant toute la guerre des Gaules, feront campagne du côté romain. Quand Vercingétorix surgit, il ne réussit pas à faire l’unanimité : il lui faut se livrer, avec des contradicteurs ou des rivaux, à de byzantines querelles sur la tactique à suivre et on n’a pu s’empêcher de trouver sa conduite quelquefois bizarre. Mais que savons-nous de Vercingétorix qui ne nous est connu que par les comptes rendus de son adversaire implacable et quelques légendes monétaires ? Et que savons-nous de la réalité gauloise, en dehors des récits des historiens classiques, et des fouilles archéologiques ? Un détail au moins doit être signalé et souligné : chaque fois que César rapporte les discours, les paroles, les arguments d’un chef ou d’un officier gaulois la phraséologie est beaucoup plus proche de celle d’un avocat romain que des tendances des langues celtiques. Cela nous oblige à réfléchir.
Par comparaison l’état politique, sinon militaire, de la Germanie ne trahissait pas une meilleure organisation. Mais on oublie que le patriotisme n’a pas pris corps en Europe avant la fin du moyen-âge. Dans le monde antique l’organisation fortement charpentée, la vigueur militaire de l’État romain sont une exception et il n’est aucune ethnie isolée, pas plus la Grèce que la Germanie, qui lui ait résisté. Les Celtes ont lutté avec ce dont ils disposaient, peu de chose au fond : c’est leur mentalité qui était la moins préparée, pour des raisons religieuses, à une guerre totale où tout mouvement, toute décision est le résultat d’un calcul stratégique minutieux. César a eu en outre l’intelligence de ne pas les combattre tous en même temps : c’était d’autant plus facile que chaque « cité » gauloise ne se sentait pas concernée par les affaires des autres. Il avait des troupes disciplinées, du matériel de siège, des officiers d’état-major expérimentés, du génie militaire. Les Gaulois n’avaient rien de tout cela et quelques milliers d’hommes lui ont suffi.
Au surplus la réduction de la Narbonnaise en province romaine, soixante-dix ans auparavant, et les activités des marchands romains dans tout le reste de la Gaule avaient préparé le terrain. C’est que, considérée dans le détail pratique, l’organisation de la société celtique était complexe et il semble qu’à l’époque de César les druides aient eu quelque difficulté à maintenir la classe guerrière au rang et à la place que la tradition lui assignait. La royauté était partout en recul, remplacée par des oligarchies, la noblesse s’agitait et, à partir du Ier siècle avant J. C. la Gaule était condamnée.
Elle aurait pu refaire ses forces et se révolter, et c’est peut-être ce qu’elle a fait à deux ou trois reprises, nous n’en savons trop rien. Elle aurait pu encore se résigner à l’inévitable, perdre son indépendance politique et garder sa personnalité, sa langue et sa religion, comme la Grèce qui, au lieu de se latiniser, a hellénisé Rome et la moitié de l’Empire. Elle n’en a rien fait. On doit se demander pourquoi.
2. L’ABSENCE D’INFÉRIORITÉ INTELLECTUELLE.
Nous n’avons pas de texte gaulois éclairant l’histoire de cette période éloignée de deux millénaires et nous ne pouvons infirmer sur pièces l’opinion commune selon laquelle le latin l’a emporté parce qu’il représentait une culture. Mais si l’on veut bien la considérer dans le contexte de la romanisation de la Gaule une telle opinion paraît fragile. L’élite intellectuelle gauloise, autrement dit la classe sacerdotale, habituée depuis très longtemps aux contacts avec le monde méditerranéen, savait le grec. C’est même en caractères grecs qu’elle a commencé à écrire sa propre langue : les inscriptions de France et d’Italie, les légendes numismatiques en témoignent. Il est probable aussi que beaucoup de Gaulois cultivés ont su le latin. Des emprunts ou des influences ne sont pas, toutefois, pour une langue, un poison mortel. Et si la langue gauloise a servi aux spéculations métaphysiques, philosophiques, théologiques ou astronomiques dont parle César ; si elle a servi, comme c’est encore probable, à la transmission orale d’une littérature héroïque analogue à celle de l’Irlande, il faut penser que ses possibilités et virtualités lexicales et expressives, pour être différentes de celles des langues classiques, ne leur étaient pas inférieures. Les capacités techniques prouvées par les découvertes matérielles de l’archéologie protohistorique obligent aussi à admettre l’existence d’un vocabulaire spécialisé dont il ne subsiste plus ou presque plus de traces dans les langues néo-celtiques.
La supériorité d’une langue sur une autre est en l’occurrence un faux argument, premièrement parce que nous connaissons l’une et ignorons l’autre (comment juger ce que nous ne connaissons pas ?), secondement parce que son développement et son perfectionnement ne reflètent que le degré d’intelligence technique et de réalisation intellectuelle de ceux qui s’en servent : l’irlandais était une langue savante alors que l’anglais était tombé à l’état de dialecte sans avenir sous le règne de souverains de langue française, et ce n’est pas la supériorité intellectuelle qui a fait que l’anglais, fortement teinté de Scandinave et de roman, a gagné du terrain, ce sont des raisons politiques et économiques. De même le breton et le français vivent côte à côte en Basse-Bretagne depuis dix siècles et le vocabulaire breton est pénétré de mots romans. Mais la structure grammaticale est peu touchée par l’influence française et c’est parce que le français a été la langue officielle du duché et des États de Bretagne que le breton a cessé d’être, vers le XIe siècle, une langue de culture.
3. LES RAISONS DE LA ROMANISATION.
A la vérité les Gallo-Romains ont adopté, lentement, le latin parce que c’était la langue qui procurait, quand on savait l’employer, des honneurs et des places (on pourrait comparer, dans un autre contexte, les Irlandais qui, après l’abolition des lois pénales, en 1831, ont appris l’anglais pour occuper des postes subalternes dans l’administration. Il fallait bien vivre). C’était aussi la langue administrative et commerciale de tout l’Empire à une époque où le rôle économique de la Gaule était loin d’être négligeable. Cela suppose que les écoles des druides ont été immédiatement supplantées par des écoles latines. Car les druides ne pouvaient se maintenir longtemps en dehors du cadre religieux et politique dans lequel ils exerçaient leur activité. En outre leur enseignement était oral et il était devenu sans valeur par rapport à l’enseignement écrit du latin. L’assimilation linguistique a donc pu commencer parce que la couche intellectuelle dirigeante a cessé de compter – laissant son nom à des substituts inférieurs ou à des guérisseurs de village – et que les cadres politiques et administratifs gaulois se sont romanisés. Eu égard à ce fait majeur, les édits de Tibère et de Claude sont probablement pour peu de chose dans la disparition effective des druides. Ils ont, au pire, hâté, précipité ou entamé un processus de disparition qui, dans le cadre de l’Empire, était inéluctable. Nous voudrions bien d’ailleurs avoir lu ces édits dont le texte est malheureusement introuvable.
D’autre part le latin populaire des soldats et des marchands, celui des fonctionnaires et des colons que l’administration romaine a implantés en Gaule, celui que les voyageurs gaulois ont entendu en Italie, n’était pas le latin oratoire de Cicéron. Et le menu peuple, quand il a commencé à le parler ou le comprendre tant bien que mal, peut-être vers le IIIe siècle de notre ère, peut-être plus tard encore, était loin d’en saisir toutes les subtilités. La Gaule romaine a été certainement pendant très longtemps un pays bilingue où coexistaient une langue écrite, officielle et de peu d’extension, le latin, et une langue orale, parlée par tout le monde, le gaulois. Pendant les longs siècles des époques mérovingienne et carolingienne la Gaule, en train de devenir la France, a parlé un ensemble de dialectes et de sous-dialectes bas-latins dont le français, en tant que langue digne de porter ce nom, n’est pas issu avant le Xe siècle. Il a fallu huit siècles, à travers une foule de bouleversements politiques et militaires, économiques, ethniques, démographiques et religieux, pour que le latin devînt le roman des Serments de Strasbourg en 842, puis le français proprement dit. De même, si les Francs de Clovis et de Chilpéric ont fini par se romaniser, c’est parce qu’ils se trouvaient en minorité dans une ambiance romane. Là où ils sont restés majoritaires le pays s’est germanisé. Précisons au surplus qu’un changement de langue se produit d’autant plus rapidement qu’il affecte une population plus restreinte. Il suffit d’évoquer le cas du norrois parlé par les Vikings installés en Normandie à la fin du IXe siècle. Deux cents ans plus tard il n’en restait plus que des traces toponymiques. On pourrait penser aussi à ce qui reste de français parlé dans les îles Anglo-Normandes.
Les progrès du latin ont dû être assez lents pour que la plupart des Gaulois (le « Gallo-Romain » est une abstraction ethnique !) du IVe, du Ve, voire encore de la première moitié du VIe siècle aient su encore leur langue. Mais le processus de latinisation s’est précipité et achevé avec l’installation du christianisme dont le latin était la langue liturgique. Les choses se passèrent autrement en Grande-Bretagne (voir supra, pp. 59-61) où l’occupation romaine n’a été ni si dense, ni si complète, ni si longue. Après que les légions romaines eurent abandonné l’île à son sort en 410 le brittonique survécut, fortement marqué d’emprunts latins, mais avec une structure phonologique et grammaticale intacte. Ce qui n’a malheureusement pas survécu parce que la latinisation politique était déjà achevée, ce sont des rois ou des souverains capables de concevoir une unité bretonne indépendante du concept impérial romain. L’incapacité n’était pas politique, encore moins intellectuelle, elle était religieuse : Rome, c’était aussi la capitale du christianisme occidental contre les volontés de qui un chrétien ne se révoltait pas. Et la Bretagne de l’antiquité finissante a été une proie facile pour les Anglo-Saxons. Le pays de Galles ne devait réaliser son unité au Xe siècle que pour tomber dans la sphère d’influence des rois anglo-saxons.
En Irlande les choses se sont passées encore différemment puisque la très mince romanisation du vocabulaire s’est faite à partir d’un vocabulaire liturgique importé par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne. Le latin est resté une langue écrite sans emploi parlé avec un rôle de communication sociale insignifiant. Du reste le latin écrit en Irlande, ou latin hispérique, est truffé d’idiotismes, de tournures ou de métaphores gaéliques. Cela n’empêche nullement le latin de Scot Érigène, de Dichuil, ou même de saint Patrick et de son hagiographe Muirchu, d’être d’excellente qualité. Nous l’avons déjà signalé mais il n’est pas inutile d’insister à nouveau sur le fait, assez paradoxal, que, sans les Irlandais, la culture classique aurait sombré dans le néant de la nuit mérovingienne et que la renaissance carolingienne n’aurait pas été ce qu’elle a été.
En résumé, les Celtes ont disparu parce que la structure politique et religieuse de leur société était inadaptable à la conception romaine de l’état. La classe sacerdotale une fois éliminée, la classe militaire soumise, les classes artisanale et rurale christianisées, la Gaule, réduite à la nouvelle bourgeoisie commerçante des villes et aux grands propriétaires fonciers exploitant des armées d’esclaves et de serfs, n’a plus cherché à se séparer de l’Empire. Quand elle s’est révoltée, c’est chaque fois pour s’y tailler une meilleure place : aucun des « Empereurs gaulois » du IIIe siècle n’a renié la romanité. Et deux siècles plus tard, dans un pays non romanisé, l’Irlande, c’est la classe sacerdotale des druides, elle-même, qui a facilité la conversion au christianisme et qui lui a fourni ses premiers évêques. Le monde celtique continental est ainsi devenu solidaire de l’Empire et le monde celtique insulaire, après la disparition de l’Empire, est devenu solidaire du christianisme.
L’un et l’autre avaient malgré tout une chance de survie, surtout dans les îles où le christianisme celtique a été intellectuellement très brillant. Mais les invasions germaniques sont venues tout détruire. À l’époque carolingienne le nom de la Gaule disparaît de la carte, la Bretagne insulaire est anéantie par les Anglo-Saxons et, en Bretagne péninsulaire, l’expansion bretonne qui aurait sans doute recouvert tout le Massif armoricain, a été brutalement arrêtée par l’invasion normande. La Cornouailles disparaît en tant qu’entité politique dès le Xe siècle. Quant à l’Irlande, après avoir brillé d’un éclat incomparable aux VIIe-VIIIe siècles et envoyé des moines missionnaires à travers toute l’Europe, elle ne s’est jamais remise des invasions Scandinaves.
S’il existe encore à notre époque moderne des langues celtiques vivantes, c’est un miracle dû en grande partie à l’isolement géographique et non à la ténacité de l’ensemble des populations celtophones. Et ces langues ne sont que l’ombre de ce qu’elles ont été ou de ce qu’elles auraient dû être. On a une idée approchée de la culture qu’elles auraient été capables de transmettre par le dernier apport du monde celtique à la chrétienté médiévale : la littérature arthurienne et la légende du Saint-Graal.